Michel Serres: »Je voudrais avoir 18 ans…puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer »

  
(Magritte)
 
 
 
Michel SERRES
 
Qui se présente, aujourd’hui, à l’école, au collège, au lycée, à l’université ?

Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante, n’ont jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains travaillaient au labour et à la pâture ; en 2011, la France ne compte plus que 1 % de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus fortes ruptures de l’histoire depuis le néolithique. Celui et celle que je vous présente ne vivent plus en compagnie des vivants, n’habitent plus la même Terre, n’ont plus le même rapport au monde. Ils n’admirent qu’une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme. Ils habitent la ville. Leurs prédécesseurs immédiats, pour moitié, hantaient les champs. Mais, devenus sensibles à l’environnement, ils pollueront moins, prudents et respectueux, que nous autres, adultes inconscients et Narcisse. Ils n’ont plus la même vie physique ni le même monde en nombre, la démographie ayant bondi vers 7 milliards d’humains ; ils habitent un monde plein.

Leur espérance de vie va vers 80 ans. Le jour de leur mariage, leurs arrière-grands-parents s’étaient juré fidélité pour une décennie à peine. Qu’il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs.

Depuis soixante ans, intervalle unique dans notre histoire, ils n’ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs enseignants. Bénéficiant d’une médecine efficace et de médicaments antidouleur, ils ont moins souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu faim ? Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait à des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladies, famine, cruauté du monde. Ils n’ont plus le même corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut leur inspirer une morale adaptée.

Alors que leurs parents furent conçus à l’aveuglette, leur naissance est programmée. Comme pour le premier enfant, l’âge moyen de la mère a progressé de dix à quinze ans, les parents d’élèves ont changé de génération. Pour moitié, ces parents ont divorcé. Ils n’ont plus la même généalogie.

Alors que leurs prédécesseurs se réunissaient dans des classes ou des amphis culturellement homogènes, ils étudient au sein d’un collectif où se côtoient plusieurs religions, langues, provenances et moeurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle. Pendant combien de temps pourront-ils encore chanter l’ignoble  » sang impur «  de quelque étranger ? Autour d’eux, les filles et les fils d’immigrés, venus de pays moins riches, ont vécu des expériences vitales inverses.

Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques, la moisson d’été, dix conflits, cimetières, blessés, affamés, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir expérimenté dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale ?

Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est  » mort  » et l’image la plus représentée celle de cadavres. Dès l’âge de 12 ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de 20 000 meurtres.

Ils sont formatés par la publicité ; comment peut-on leur apprendre que le mot relais, en français, s’écrit  » ais  » à la fin, alors qu’il est affiché dans toutes les gares  » ay  » ? Comment peut-on leur apprendre le système métrique, quand, le plus bêtement du monde, la SNCF leur fourgue des S’Miles ? Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d’une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l’école et l’université. Pour le temps d’écoute et de vision, la séduction et l’importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d’enseignement.

Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, même s’ils détiennent le record mondial des prix Nobel récents et des médailles Fields – équivalents du Nobel en mathématiques – par rapport au nombre de la population, nos enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs dominants, riches et bruyants.

Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipédia ou de Facebook, n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent ni n’intègrent ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants.

Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toute personne ; par GPS, à tout lieu ; par la Toile, à tout savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous habitions un espace métrique, référé par des distances. Ils n’habitent plus le même espace. Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970.

Nés sous péridurale et de naissance programmée, ils ne redoutent plus, sous soins palliatifs, la même mort. N’ayant plus la même tête que celle de leurs parents, ils connaissent autrement. Ils écrivent autrement. Pour les observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse Petite Poucette et Petit Poucet.

Ils ne parlent plus la même langue. Depuis Richelieu, l’Académie française publie, à peu près tous les vingt ans, pour référence, le dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la différence entre deux publications s’établissait autour de 4 000 à 5 000 mots, chiffres ; entre la précédente et la prochaine, elle sera d’environ 30 000. A ce rythme, on peut deviner qu’assez vite, nos successeurs pourraient se trouver, demain, aussi séparés de notre langue que nous le sommes, aujourd’hui, de l’ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes (v. 1135-v. 1183) ou Jean, sire de Joinville (v. 1224-v. 1317). Cette immense différence, qui touche toutes les langues, tient, en partie, à la rupture entre les métiers des années récentes et ceux d’aujourd’hui. Petite Poucette et son ami ne s’évertueront plus aux mêmes travaux.

Que transmettre ? Le savoir ! Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du pédagogue. De même que la pédagogie (paideia) fut inventée par les Grecs, au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture ; de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies.

Ce changement si décisif de l’enseignement – répercuté sur l’espace entier de la société mondiale et l’ensemble de ses institutions désuètes, qui ne touche pas, et de loin, l’enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la santé, le droit et la politique, bref, l’ensemble de nos institutions -, nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin. Probablement parce que ceux qui traînent, dans la transition entre les derniers états, n’ont pas encore pris leur retraite, alors qu’ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés.

Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s’ouvre aussi largement que dans mon propre pays, j’ai subi, j’ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel : les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu’ils cherchent à consolider.

Depuis quelques décennies, nous vivons une période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; semblable à la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable puisqu’en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, les métiers, l’espace, l’habitat, l' » être-au-monde « .

Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu’elles étaient mortes depuis longtemps déjà.

Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains d’en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n’entendirent pas venir le contemporain. Si j’avais eu à croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil eût été moins flatteur.

 Je voudrais avoir 18 ans, l’âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j’ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.

Michel Serres

 

Philosophe et académicien

Philosophe et épistémologue, né en 1930, ancien élève de l’Ecole navale et de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, il est l’auteur d’ouvrages consacrés à l’éducation ( » Le Tiers-Instruit « , Gallimard, 1992). Il a récemment publié  » Le Temps des crises  » (Le Pommier, 2009) et sortira, en mars,  » Musique  » (Le Pommier).

L’intégralité de ce texte, écrit pour la séance interacadémique consacrée aux nouveaux défis de l’éducation qui s’est tenue, le 1er mars, sous la coupole de l’Institut de France, ainsi que les contributions de Pierre Léna et de Xavier Darcos.

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© Le Monde 

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