Le travail accablé, le capital épargné

Inégalitaire. S’il faut résumer d’un mot la réforme des retraites que le ministre du travail, Eric Woerth, a présentée, mercredi 16 juin, c’est assurément celui-là qui vient à l’esprit. Car l’Elysée et le gouvernement avaient à leur disposition deux grands leviers essentiels pour surmonter le choc démographique qui se profile et qui menace l’équilibre des régimes de retraite par répartition: mettre à contribution et le travail et le capital. Or, c’est le trait distinctif du plan qui a été arbitré par Nicolas Sarkozy: le premier est accablé tandis que le second est très largement épargné.
Un rapide examen des efforts demandés aux uns et aux autres permet d’en prendre la mesure – comme j’ai cherché aussi à l’établir dans «l’édito vidéo» ci-contre. La mesure prévoyant le relèvement de 60 ans à 62 ans de l’âge légal du départ à la retraite, qui est la mesure phare du projet gouvernemental et qui pénalisera lourdement les salariés, rapportera à elle seule près de 19 milliards d’euros, à l’horizon de 2018, selon les projections officielles du gouvernement. Or, par comparaison, la totalité des recettes nouvelles qui pèseront sur les hauts revenus ou sur le capital n’atteindra que 3,7 milliards d’euros en 2011 et 4,6 milliards d’euros en 2020.
 
 
C’est donc la première mesure de l’iniquité du plan: comme l’établit le tableau réalisé par le gouvernement (la version intégrale du plan peut être téléchargée ici), il sera donc demandé cinq fois plus au travail qu’au capital. Pour être précis, et isoler les mesures spécifiques nouvelles qui vont peser sur le capital, il faut même déduire des 4,6 milliards les taxes qui seront à la charge des ménages fortunés et ne retenir que celles à la charge des entreprises. Dans ce cas, on parvient à un partage des efforts encore plus déséquilibré: en face des 19 milliards d’euros qui seront à la charge des salariés, on ne trouve que 2,650 milliards d’euros à l’horizon de 2020 qui seront à la charge des entreprises. Dans ce mode de calcul, le rapport n’est donc plus de un à cinq mais de un à huit.
L’iniquité de ce dispositif se confirme quand on examine le plan dans le détail. Car la plupart des mesures qui y figurent présentent la même caractéristique: elles sont de portée purement symbolique. Savant calcul! Le chef de l’Etat en attend visiblement un effet majeur de communication pour un effet économique nul ou presque. C’est en quelque sorte de la fiscalité Canada dry: cela a l’apparence de taxes sur les hauts revenus et sur le capital, cela en a l’odeur et la saveur; mais en réalité, cela n’en est pas. Pas du tout…
Prenons à titre d’exemple les stock-options. Au travers de cette réforme des retraites, le gouvernement avait l’occasion de moraliser enfin un système qui a connu d’invraisemblables abus. A de nombreuses reprises, la Cour des comptes l’y avait d’ailleurs invité. Et de l’affaire Elf jusqu’à l’affaire Antoine Zacharias-Alain Minc, l’opinion, qui avait été légitiment choquée par des cascades de scandales, avait pesé dans le même sens. Or, on voit ce que prévoit le gouvernement: une mini-mini taxe qui rapportera tout juste 70 millions d’euros en 2011. Une misère! Autant dire rien du tout. La totalité des plus-values potentielles du seul Bernard Arnault, patron de LVMH, sur ses stock-options est actuellement évaluée à près de 100 millions d’euros. C’est dire si le gouvernement a pris une mesure dérisoire…

Une logique seulement d’affichage

La mesurette sur les retraites-chapeau – autre scandale qui défraie périodiquement les milieux du CAC 40 – ne vaut guère mieux: elle générera elle aussi moins que rien. Tout juste 110 millions d’euros.
Quant à la dernière mesure, celle prévoyant de relever de 40 à 41% le taux marginal de l’impôt sur le revenu, elle ne fait pas plus illusion. D’abord son gain est aussi microscopique: 230 millions d’euros. Et surtout, il s’inscrit dans une logique d’affichage. Car, en France, les vraies inégalités sont évidemment beaucoup plus celles face au patrimoine que celles face aux revenus. En supprimant presque totalement les droits de succession en 2007, et en relevant de 1% le taux supérieur de l’impôt sur le revenu, Nicolas Sarkozy sait donc pertinemment ce qu’il fait: il a offert, dans le premier cas, un gros cadeau aux plus grandes fortunes, et va soumettre à une mini-taxe des contribuables parmi lesquels figurent d’abord les cadres.
En bref, cette réforme des retraites, c’est l’histoire du pâté aux alouettes: il n’est fait mention de taxe sur les hauts revenus et le capital que pour l’apparence. Et cette iniquité du dispositif est d’autant plus choquante que le gouvernement disposait d’un levier majeur avec la fiscalité du capital et de l’épargne, comme nous l’évoquions dans un «parti pris» récent (voir notre article Hypocrisies et leurres autour de la fiscalité du capital). Dans son contre-projet sur les réformes des retraites (que l’on peut consulter ici), le Parti socialiste avait préconisé, lui, des réformes autrement plus hardies sur la fiscalité du capital et de l’épargne.
L’urgence de ce débat autour de la fiscalité de l’épargne et du capital se mesure à l’aune des politiques de déréglementation financière et fiscale que l’Europe a connues au cours des deux dernières décennies – politiques qui ont contribué à donner aux marchés financiers la force qu’ils ont aujourd’hui et qui ont, en proportion, affaibli les Etats et grippé leurs instruments de régulation et d’intervention.
Au fil des années, en France comme dans la plupart des autres grands pays européens, le partage de richesses créées par les entreprises s’est fait de plus en plus nettement en faveur du capital et au détriment du travail. Dans le courant des années 1980, la part des salaires a perdu près de dix points et celle des profits en a gagné d’autant. Et cette déformation n’a jamais été depuis corrigée.
Dans le même temps, sous le choc de cette déréglementation et sous celui de la mondialisation, la France a profondément modifié son système fiscal. A la faveur de la libération définitive des mouvements de capitaux survenue le 1er juillet 1989 – qui est au fondement de la crise d’aujourd’hui –, elle a ainsi mis presque à terre sa fiscalité de l’épargne, dans une fougue violemment ultra-libérale, qui a été un peu tempérée les années suivantes par des retouches successives. Remise en cause en plusieurs étapes de la progressivité de l’impôt sur le revenu, instauration d’une cascade de niches fiscales profitant aux plus hauts revenus, création d’un bouclier fiscal pour ces mêmes très hauts revenus, quasi-suppression des droits de succession, transformation de l’Impôt de solidarité sur le fortune (ISF) en un prélèvement gruyère grâce à de nombreux systèmes d’abattements, défiscalisation partielle de certains revenus sulfureux comme les stock-options ou les golden parachutes: toutes les années 1990 et 2000 ont été marquées par la chronique des coups de boutoir contre le système fiscal progressif et redistributif.

Une violente et injuste punition sociale

En 2001, dans son remarquable ouvrage sur Les Hauts Revenus en France au XXe siècle (Grasset), l’économiste Thomas Piketty décrivait déjà les risques potentiels de ces évolutions: le retour vers une société proche de celle du XIXe siècle – une société de rentiers. «Aussi incertaine soit-elle, l’idée d’un retour au XIXe siècle a cependant un certain nombre de fondements objectifs, écrivait-il. Tout d’abord, la transformation des systèmes productifs observée dans les pays développés au tournant du troisième millénaire, caractérisée par le déclin des secteurs industriels traditionnels et le développement de la société de services et des technologies de l’information, même si l’on manque évidemment de recul pour en apprécier la portée réelle (toutes les époques ont vu des secteurs anciens décliner et des secteurs nouveaux émerger), a probablement pour conséquence de favoriser un accroissement rapide des inégalités. En particulier, la très forte croissance enregistrée dans les nouveaux secteurs est sans doute de nature à permettre l’accumulation en un temps relativement bref de fortunes professionnelles considérables. Ce phénomène a déjà été observé aux Etats-Unis dans les années 1990, et on voit mal pourquoi il ne gagnerait pas l’Europe. De plus et peut-être surtout, la reconstitution au début du XXIe siècle de très gros patrimoines d’un niveau comparable à ceux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle est fortement facilitée par l’abaissement généralisé des taux marginaux d’imposition frappant les revenus les plus élevés.»
Or, ces risques, que pointait voilà bientôt dix ans Thomas Piketty, se sont évidemment encore creusés dans l’intervalle. Dans une folle accumulation de dérégulation – fiscale, financière, monétaire… –, l’Europe, et la France avec elle, sont devenues de plus en plus otages des marchés.
A la faveur de la réforme des retraites, Nicolas Sarkozy avait donc l’opportunité de redessiner le partage entre capital et travail. Il a choisi de ne pas le faire, ce qui explique aussi la procédure à laquelle le gouvernement a recouru. Car si son intention avait été de parvenir à un nouveau compromis social entre le capital et le travail, de véritables négociations entre partenaires sociaux, sous la houlette de l’Etat, auraient été necessaires. Au lieu de cela, le gouvernement a préféré procéder par d’autres moyens, souvent discutables sinon détestables: coups de sonde dans la presse, rumeurs, indiscrétions, tractations en coulisse…
Le résultat a été révélé aujourd’hui par Eric Woerth. Il s’agit non pas d’une ambitieuse réforme s’insérant dans un nouveau projet de société, comme il en avait été à la sortie de la guerre de la création de la Sécurité sociale, mais d’une punition sociale aussi violente qu’injuste.

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