Samedi, Django Reinhardt (23 janvier 1910 – 16 mai 1953) aurait eu cent ans. Il en a dix, il en a mille ; non qu’il échappe au temps, mais il le scande, le danse, le tord, de tension en détente et courbures, aussi essentiel en son geste que Proust, Einstein ou Heidegger. Ce qui n’empêche pas qu’on le prenne pour un manouche, un voleur de nuages, une façon mathématique de battre la semelle. Un enfant. Or, il suffit d’entendre sa voix, sa voix grave, sa voix posée, lente et pensée : Django est de ces rares enfants qui, dès la naissance, n’ont jamais perdu leur âme d’adulte.
Depuis le 21 janvier, une place de Paris porte son nom, à l’angle de la rue Binet et de l’avenue de Clignancourt, à deux pas du "plateau des Puces", là où, l’hiver naguère, les manouches installaient leur campement. Place Django-Reinhardt ("guitariste et compositeur de jazz"), les musiciens du 21 janvier pèlent de froid. L’instrument de la violoncelliste en a le manche raide.
Monsieur le ministre de la culture rappelle que Paris, c’est à la fois l’avenue Montaigne et les Puces. Monsieur le maire de Paris, Bertrand Delanoë, et M. Daniel Vaillant, maire du 18e arrondissement, coupent le cordon. Le frère de Mowgli Jospin (1924-2003, grand trombone des jeudis soirs au Riverbop), Lionel Jospin, célèbre les gens du voyage.
Place Django-Reinhardt, l’inévitable Marcel Campion tient à jouer de la guitare. A la pompe, le jeune David Reinhardt. Grande gueule, grande roue, Marcel Campion s’applique. Non sans franchise, il montre qu’il est très difficile de jouer de la guitare. Encore plus de la musique. Et impossible à tout être humain de jouer comme Django. Intitulée Inaccessible, la composition que Campion tente de gravir par la face nord ne fait pas mentir son titre.
Django et sa guitare à huit doigts suscitent un sourire difficile. Erik Satie : "Le jazz nous apporte sa douleur, et on s’en fout… C’est pourquoi il est beau, réel…" Satie, Monk, Django, trois génies du siècle, se sont retirés à la fin de leur vie dans un silence qui a pu laisser sans défense. Douloureux pour Satie, intérieur pour Monk, philosophe pour Django. C’est que, autour de Django, il y avait la tribu, les Manouches, la vie. S’il préfère pêcher à la ligne ou peindre dans son île, pas besoin de chercher ses raisons, ça le regarde.
Un Tzigane ne doit rien à personne. De là vient qu’ils n’ont jamais participé aux Jeux olympiques ni inventé l’avion de chasse. Ils jouent quand il y a à jouer, s’il y a à jouer. Et sinon, non. Dorment avec leur guitare, mais savent capter les caprices du temps. Tout Duke Ellington qu’il fut, il n’y eut pas de Carnegie Hall qui tînt pour Django. Django se pointa bien en retard au concert auquel le "Duc" l’avait invité. Django faisait une partie de billard. Sa raison ? Ceci, à quoi on ne voit rien à redire : "Il y a des moments où je préfère jouer au billard." Place Django-Reinhardt, naguère, il y avait sept billards.